IDÉAUX OU PRATIQUE : LES RÔLES COMPLEXES DES JOURNALISTES MODERNES

by Nicole Blanchett
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Le projet sur la performance des rôles journalistiques (Journalistic Role Performance, ou JRP) examine l’évolution des pratiques journalistiques au cours d’une période de profondes perturbations pour les organismes de presse.

Y a-t-il une différence entre les idéaux auxquels les journalistes croient et la façon dont ils pratiquent leur métier ? Et, si c’est le cas, qu’est-ce que cela signifie pour les travailleurs des médias et les contenus journalistiques ? C’est ce qu’explore une équipe de chercheurs de 47 pays, dont le Canada, dans le cadre du projet JRP.

La définition du journalisme et du travail journalistique étant actuellement remise en question un peu partout dans le monde, la responsable internationale du projet estime que la diffusion de cette étude arrive à un moment crucial. 

« Il est fondamental de comprendre comment et pourquoi les rôles journalistiques sont exercés dans le monde entier en ce moment où la profession, ses pratiques et sa crédibilité sont de plus en plus remises en question », a déclaré Claudia Mellado, professeure à la Pontificia Universidad Católica de Valparaíso au Chili.

Au-delà des rôles définis par l’industrie, tels que la couverture d’un secteur particulier, le projet JRP examine la performance des rôles journalistiques à l’aide de trois catégories d’indicateurs : la présence de la voix du ou de la journaliste dans l’article ; la relation entre le ou la journaliste et le média avec les pouvoirs économiques et politiques ; et enfin, la relation du journaliste avec le public – est-il considéré comme un citoyen à informer et à soutenir ou comme un client à qui il faut vendre quelque chose ? 

Pour l’analyse, les rôles journalistiques sont au nombre de  six. Le premier est le rôle interventionniste, où un journaliste prend parti ou encourage une action dans le cadre d’un reportage. Les deuxième et troisième rôles concernent les relations de pouvoir – le rôle du chien de garde inclut la critique du gouvernement, tandis que celui du facilitateur loyal soutient les récits du gouvernement. La relation avec le public est au centre des trois derniers rôles : dans le rôle de service, les journalistes couvrent tout, des conseils aux consommateurs aux recommandations en matière de soins de santé ; dans le rôle d’infodivertissement, ils créent un contenu qui vise davantage à divertir qu’à informer ; et dans le rôle civique, ils mettent le point de vue et les droits des citoyens au premier plan de la couverture. 

La présente étude constituede la deuxième vague du projet JRP. La première s’est déroulée de 2013 à 2018, avec des chercheurs de 18 pays se concentrant sur le journalisme de presse écrite. Un livre récent sous la direction de Mellado, Beyond Journalistic Norms,  met en lumière les conclusions de la première vague et propose des explications des différences entre les conceptions normatives exprimées par les journalistes et leurs pratiques réelles révélées par l’analyse de contenu. 

Les sites d’étude au Canada comprennent CBC.ca, huffingtonpost.ca, La Presse, le Globe and Mail, le Toronto Star, le National Post et les émissions de Radio-Canada, CTV et Global. Tout au long de l’année 2020, pendant 14 jours différents, les chercheurs ont recueilli des milliers d’histoires produites par ces organes d’information, et des milliers d’autres ont été recueillies auprès d’autres organes d’information par des chercheurs du monde entier. Toutes les histoires sont analysées à l’aide d’un livre de codes partagé par l’équipe mondiale, ce qui permet une comparaison entre les pays des similitudes et des différences dans la prévalence des rôles journalistiques dans le contenu des nouvelles sur différentes plateformes médiatiques. En outre, les équipes de recherche internationales dénombrent et analysent les contenus journalistiques liés à la COVID-19. 

Une enquête anonyme a également été réalisée auprès de centaines de journalistes au Canada, et à des milliers dans le monde. L’enquête pose des questions spécifiques quand aux différents rôles journalistiques, mais aussi sur des aspects pratiques comme l’utilisation de métriques et de données analytiques dans les salles de rédaction ainsi que le degré d’autono

mie des journalistes dans le choix des sujets abordés. Les résultats de l’enquête seront comparés à l’analyse de contenu pour aider à déterminer les écarts entre les idéaux et la pratique.

Par exemple, la plupart des journalistes vous diront qu’une partie essentielle de leur travail consiste à demander des comptes aux personnes au pouvoir. Mais malgré l’importance accordée à cette fonction, les coupes sombres dans les salles de rédaction font qu’il y a moins de journalistes qui ont le temps ou les ressources pour l’exercer. En outre, l’évolution des pratiques conduit à de nouvelles priorités et définitions de ce qu’est le journalisme. 

Un rédacteur chargé des interactions avec le public participant à l’étude canadienne a insisté sur le fait qu’il n’avait jamais été journaliste, mais plutôt une « personne des médias ». La raison ? Même s’il créait du contenu pour le site Web de son organisation et qu’il avait écrit et travaillé comme rédacteur pour un certain nombre d’entreprisesde presse, il disait s’intéresser davantage au « lecteur » qu’à « l’histoire ». 

Un journaliste canadien a parlé du manque de ressources pour faire un « travail important » et des demandes pour créer plus  d’articles-listes du type « 10 choses que vous pouvez faire » parce que les rédacteurs en chef pensent qu’ils sont populaires.

Un autre a fait remarquer : “On peut passer tellement de temps à écrire un article d’investigation qui n’obtient qu’un seul partage et l’histoire d’un chaton en obtient des centaines. » 

Un journaliste indépendant a déclaré que les nouvelles sont désormais « ce que les gens veulent lire ». 

Ce que les journalistes croient être une pratique idéale et le travail qu’ils font réellement ne s’alignent pas toujours, et cet écart est le point central du projet JRP. 

« L’une des principales contributions de notre projet est qu’il déplace l’attention de l’idée des rôles professionnels comme des comportements acquis, vers celle des rôles professionnels comme socialement construits, composés d’idéaux et aussi de pratiques », a déclaré Mellado. 

Traditionnellement, la pratique journalistique a été compartimentée. Mais de nombreux journalistes interrogés lors de la première vague de JRP n’entraient pas dans les paradigmes traditionnels, et l’importance qu’ils accordaient à des rôles spécifiques n’avait que peu de rapport avec l’exercice de ces rôles. 

Par exemple, le rôle d’infodivertissement, qui consiste à créer du contenu visant à distraire le public, avait une présence mondiale plus importante que le rôle de service dans le contenu analysé. L’infodivertissement n’était pas confiné à un type particulier de journal ou de secteur, mais s’étendait à plusieurs sujets et contextes culturels.

La première vague a révélé que les rôles journalistiques deviennent hybrides dans un contexte où l’on attend des journalistes qu’ils couvrent davantage de terrain, et où ils travaillent souvent comme pigistes. 

« Ils travaillent pour différents organes de presse, ils produisent des articles dans différents domaines et écrivent pour différents publics en même temps, il est donc logique de penser qu’ils négocient constamment leurs idéaux avec des situations qui nécessitent la combinaison de performances spécifiques », a déclaré Mellado.

« Parfois, ils sont des chiens de garde, d’autres fois des amuseurs, parfois ils entendent remplir une fonction de service, et d’autres fois ils font tout cela en même temps. »

Bien que les rôles changent ici au Canada, il n’y a pas autant de polarisation des médias que dans certains pays, notamment aux États-Unis, ni des restrictions aussi importantes que dans les systèmes médiatiques où les gouvernements contrôlent la circulation de l’information.

On constate également chez les journalistes canadiens (?) un large consensus sur l’importance des idéaux journalistiques tels que la vérification et le travail pour partager des informations basées sur des preuves.

« Le domaine journalistique est très normatif par nature, dictant ce qui peut être considéré comme du « bon » ou « mauvais » journalisme », souligne Mellado. « À mon avis, l’excès de normativisme ne nous aide pas à comprendre comment le journalisme redéfinit continuellement ses règles dans des logiques et des temps historiques différents. Les normes évoluent aussi. » 

Les pratiques journalistiques sont complexes, comme le suggèrent les recherches sur l’utilisation des métriques et des données analytiques dans les salles de rédaction. Par conséquent, Mellado a souligné que les rôles journalistiques ne devraient pas être étudiés hors de leur contexte : « La pratique journalistique s’inscrit dans des contextes organisationnels et industriels façonnés par des facteurs sociaux : économiques, politiques et culturels. Cette idée relève du bon sens, mais elle n’est pas encore suffisamment reconnue. » 

Bien que la première vague de JRP ait été riche en apprentissage, les chercheurs ont reconnu que l’étude initiale présentait des limites importantes, notamment le fait que seul le contenu des journaux était analysé. C’est la raison pour laquelle la deuxième vague actuelle se fonde sur un échantillon multiplateforme, analysant le contenu des journaux télévisés et radiophoniques, des sites Web et des journaux. 

Selon Mellado, un autre problème de la première vague de l’étude était que seules les nouvelles « sérieuses » (hard news) étaient examinées, ce qui empêchait de comprendre comment les rôles professionnels peuvent se manifester différemment dans d’autres domaines. 

Cette fois-ci, tous les types de nouvelles sont analysés, de la politique au mode de vie en passant par le divertissement, et, par conséquent, un plus grand nombre de journalistes ont été interrogés.

Enfin, la professeure Mellado a identifié une limite dans l’échantillon de pays impliqués dans l’étude originale ; il n’y avait aucun pays d’Océanie, du Moyen-Orient ou d’Afrique. Maintenant, il y a une représentation de chacune de ces régions et même « différentes régions qui font la différence au sein de chaque région ou continent ». 

L’étude canadienne comporte toutefois des éléments uniques. L’enquête comprend une section sur les conditions de travail et le rôle des journalistes pendant la pandémie, ainsi qu’une composante qualitative comprenant des entretiens avec certains des journalistes dont le travail est analysé, ainsi qu’une observation limitée des salles de rédaction avant la pandémie.

L’ensemble des données internationales collectées par l’étude JRP est d’une importance vitale pour comprendre le domaine du journalisme, en constante évolution, et pour mieux appréhender l’impact, ou le changement d’impact, des différents systèmes médiatiques sur la pratique journalistique. Dans une autre publication soulignant les résultats de la première vague, les chercheurs ont conclu que, désormais, « la pratique peut différer plus clairement entre les journalistes et les organisations médiatiques qu’entre les pays. » 

D’un point de vue canadien, le projet JRP fournira un aperçu essentiel de la pratique journalistique au Canada pendant la période sans précédent de la pandémie. Outre le matériel nécessaire à l’analyse du projet JRP, les chercheurs canadiens ont également recueilli des données supplémentaires sur tous les sites canadiens étudiés de janvier à juin 2020, en documentant les corrections et les notes de l’éditeur, le rapport entre le contenu original et le contenu tiers publié ou diffusé, ainsi que des données temporelles liées au nombre de jours pendant lesquels les articles performants sont conservés sur les pages d’accueil des sites Web, créant ainsi un riche ensemble de données sur la production journalistique. 

Grâce à l’étude JRP, les chercheurs canadiens espèrent mieux connaître l’évolution des rôles des journalistes et des créateurs de contenu, dans le but de mieux comprendre quelles compétences devraient être enseignées dans les écoles de journalisme. 

En combinant l’étude de la production de nouvelles et la recherche sur les rôles professionnels, les résultats permettront aux professionnels du secteur et aux éducateurs de réfléchir de manière critique aux récits théoriques de la pratique par rapport à la performance réelle, afin de mieux examiner comment les journalistes peuvent servir au mieux le public. 

« Les normes sont utiles pour construire des discours de légitimité professionnelle », a déclaré Claudia Mellado, « mais nous ne devrions pas penser au journalisme dans l’abstrait, et nous ne devrions pas faire de déclarations absolues sur la relation entre la pratique du journalisme et des concepts qui sont très liés à la culture, comme la démocratie, l’objectivité ou l’autonomie. »

Traduction: Colette Brin, assistée par DeepL.com

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